En 1946, deux courses cyclistes remplacent le Tour de France annulé après la guerre

Correspondance, Gautier DEMOUVEAUX


Les chances pour le Tour de France 2020 de se tenir aux dates prévues (du 27 juin au 19 juillet) s’amenuisent, en raison de la crise sanitaire du coronavirus. Seules les deux guerres mondiales ont eu raison jusque-là de la célèbre course cycliste à étapes. Pourtant, fait peu connu, à l’été 1946, alors même que les Français vivent encore avec leurs cartes de rationnement, deux courses se réclamant de la Grande Boucle vont être organisées !

Il faut attendre 1947, pour voir partir le premier Tour de France officiel d’après-guerre. Mais un an auparavant, deux épreuves se réclamant de la Grande Boucle sont organisées.

Les amateurs de cyclisme peuvent suivre, durant ce mois de juillet 1946, les aventures des forçats de la route, une première depuis 1939 !

La Ronde de France

Le 10 juillet, le journal Ce Soir, titre soutenu par le Parti communiste, annonce le départ de sa course, la Ronde de France, « la plus grande épreuve par étapes courue depuis la guerre ! »

Organisée conjointement avec le journal Sports et le magazine Miroir-Sprint, elle doit relier en cinq étapes Bordeaux à Grenoble, en passant par les cols d’Aubisque et du Tourmalet dans les Pyrénées, et celui du Galibier dans les Alpes, naguère empruntés par le Tour.

Le parcours de la Ronde de France, organisé par les journaux communistes, s’attaque aux Pyrénées et aux Alpes, avec cinq étapes entre Bordeaux et Grenoble. (Photo : Wikimédia)

Au départ, on retrouve les équipes de marques professionnelles, comme sur le Tour avant 1930. Certes, les cracks italiens Bartali et Coppi sont absents, tout comme René Vietto, le plus populaire des coureurs français. Mais les espoirs Robic, Géminiani et Lazaridès sont bien là, tout comme d’anciennes gloires comme le Belge Sylvère Maes, vainqueur du Tour en 1936 et 1939.

Sur le bord de la route, l’engouement du public se fait sentir (photo ci-dessus), comme le relate un envoyé spécial du journal L’Humanité : « Sur les routes de Gap à Grenoble, jamais une foule n’avait été aussi aussi dense depuis les plus beaux jours du Tour de France… »

Malgré deux victoires d’étape françaises, dont celle du jeune espoir Apo Lazaridès, la Ronde est remportée par l’Italien Breschi, inconnu du grand public.
L’affiche de la Ronde de France, en 1946. (Illustration : Wikimédia)

Une victoire française dans la seconde course

Quelques jours plus tard, c’est une autre course, celle-là organisée par L’Équipe et Le Parisien Libéré, qui s’élance le 23 juillet de Monaco. Cinq étapes sont également au programme pour rallier Paris et le vélodrome du Parc des Princes, où est traditionnellement jugée l’arrivée de la Grande Boucle.

« Le Tour de France d’Henri Desgrange, cette épreuve qui réussissait le miracle annuel d’effacer pendant un mois durant les préoccupations du pays et de tenir le peuple en liesse, renaît, plus vigoureux, plus aimé que jamais », peut-on lire dans L’Équipe à la veille du départ.

L’événement est couru cette fois-ci par équipe nationales et régionales, comme dans les derniers Tours de France d’avant guerre. La présence cette fois-ci de René Vietto, en capitaine de route de l’équipe de France, fait sensation.

C’est son jeune coéquipier, Apo Lazaridès, vainqueur d’une étape sur l’épreuve précédente, qui remporte la course. Une victoire française qui permet aux organisateurs de cette course un avantage auprès du public !

Car au-delà du succès populaire des deux compétitions, les organisateurs concurrents n’hésitent pas à se critiquer ouvertement, et à se revendiquer comme les légitimes héritiers de la Grande Boucle. Il faut dire que derrière la récupération du Tour se cachent des enjeux économiques et politiques importants

le Parisien Libéré et L’Équipe (qui a pris la suite du journal L’Auto, organisateur du Tour avant-guerre et interdit à la Libération) proposent un parcours reliant Monaco à Paris, en cinq étapes également. (Illustration : Wikimédia)

D'un point de vue médiatique, la victoire finale de l’Italien Breschi sur la Ronde de France a moins de retentissement auprès du grand public que celle du Français Lazaridès sur le Monaco-Paris, sous-titrée « la course du Tour de France ». (Illustrations : Wikimédia)
En 1946, le jeune coureur breton Jean Robic, qui court dans l’équipe régionale de l’Ouest, est un candidat à la victoire finale dans les deux courses. Bien placé dans le Monaco-Paris, il se fait piéger par l’équipe de France. Il prendra sa revanche l’année suivante en remportant le premier Tour officiel d’après-guerre. (Photo : Wikimédia)

Les conséquences de la guerre

Revenons deux ans en arrière. Le 30 septembre 1944, le gouvernement provisoire de la République Française, présidé par le général de Gaulle, fait interdire tous les journaux ayant continué à paraître pendant l’Occupation ; parmi eux, on trouve L’Auto, le seul quotidien sportif de l’Hexagone

Ce journal est l’un des premiers organes de presse à être revenu de la zone Sud, après la débâcle des armées alliées en mai et juin 1940. Placé sous la tutelle d’un directeur allemand, c’est le seul titre à avoir été, sous l’Occupation, diffusé dans les deux zones.

À la Libération, son directeur, Jacques Goddet, n’est pas inquiété, mais le journal et tous ses actifs (ses locaux et les différentes manifestations sportives que le groupe organisait…) sont confisqués et placés sous séquestre par le nouveau gouvernement.

Goddet s’insurge et compte bien déposer un recours pour récupérer son journal. Il en est dissuadé par Émilien Amaury, président de la fédération de la presse résistante. Ce gaulliste vient de créer Le Parisien Libéré sur les ruines du Petit Parisien, interdit lui aussi en 1944. Ce titre populaire représente une belle prise de guerre !

De toute façon, faute de papier, impossible pour le moment de sortir un journal dédié au sport ! Il faut attendre février 1946 pour que le ministère de l’Information autorise la publication de la presse sportive

Trois titres dédiés au sport en 1946

Si avant-guerre, L’Auto était en position de monopole, cette fois-ci trois titres relèvent le défi. L’Équipe prend officieusement la suite de L’Auto, mais le nom de Jacques Goddet n’apparaît pas, à sa création, dans l’ours du journal. Émilien Amaury a en effet conseillé à son nouvel ami de ne pas rappeler la filiation du journal interdit.

En face, on trouve l’éphémère Élans (qui fusionnera quelques semaines plus tard avec L’Équipe), créé par l’athlète Pierre Skawinski, et surtout Sports, soutenu par le Parti communiste français. La concurrence avec ce dernier titre est acharnée, car il n’y a pas de place pour deux quotidiens sportifs dans le paysage médiatique français.

La bataille se focalise sur le Tour de France, qui permet d’augmenter sensiblement les ventes durant l’été. Malgré les restrictions, chaque titre souhaite organiser sa course, pour prouver ses qualités d’organisateur et ainsi rafler la mise, ce qui lui permettra de survivre financièrement.

Au cours de l’année 1947, les amateurs de cyclisme et les coureurs eux-mêmes sont dans l’expectative. Y aura-t-il un Tour de France durant l’été, et organisé par qui ?

Si Le Parisien Libéré et L’Équipe annoncent tout mettre en œuvre pour lancer le premier Tour d’après-guerre, ils doivent faire face aux recours de leurs concurrents auprès du gouvernement français et de l’Union cycliste internationale, qui mettent du temps à trancher

En récupérant l’organisation du Tour de France, L’Équipe sera le grand gagnant de cette bataille de la presse sportive. Le successeur de L’Auto rachètera l’un de ses concurrents, Élans, dès la fin 1946. Quant à Sports, il cessera de paraître dès l’année suivante. (Photo : Wikimédia)

À qui le Tour ?

C’est finalement une décision politique qui va trancher cet imbroglio. Car au cours de l’année 1947, la situation à la tête de l’État s’envenime. C’est la fin de « l’entente cordiale » entre le Parti communiste, la SFIO et les partisans du Général de Gaulle. Ces derniers refusent qu’un événement comme le Tour de France puisse bénéficier à la presse communiste !

Le 8 juin 1947, Pierre Bourdan, commissaire du gouvernement chargé de la question du Tour de France, rend enfin sa décision : L’Équipe de Jacques Goddet récupère l’organisation de l’événement.

Émilien Amaury est à la manœuvre, l’ex-résistant gaulliste sert de caution morale à l’ancien directeur de L’Auto, en échange d’une entrée au capital du nouveau journal sportif et d’un partage de l’organisation du Tour. Et cela même si Sports, L’Humanité et Ce Soir crient à la trahison et n’hésitent pas à rappeler le passé de maréchaliste de Jacques Goddet.

Ce dernier sort un dernier atout de son chapeau : il affirme avoir été membre du réseau Alibi. Vrai patriote ou résistant de la 25e heure ? Difficile à dire, d’autant plus que les archives du Conseil national de la Résistance viennent de s’abîmer en mer, en étant rapatriées de Londres.

C’est le coup de grâce pour Sports, qui connaît déjà des difficultés financières et passe à un format bi-hebdomadaire après la perte de ses illusions sur la Grande Boucle. Le titre disparaîtra définitivement à la fin de l’année 1948.

Quant à L’Équipe, le journal est encore aujourd’hui l’unique quotidien sportif de l’Hexagone. Il appartient toujours au groupe Amaury, tout comme le Tour de France, dont il était prévu que la 107e édition s’élance de Nice cet été, ce qui n’est plus du tout certain, avec la crise du Covid-19…

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